Calame, 'Commentary on Homer's Odyssey, Volume III, Books XVII-XXIV', Bryn Mawr Classical Review v4n05 URL = http://hegel.lib.ncsu.edu/stacks/serials/bmcr/bmcr-v4n05-calame-commentary 4.5.41, Russo et all, Comm. on Odyssey 17-24 J. Russo, M. Fernandez-Galiano, A. Heubeck, A Commentary on Homer's Odyssey, Volume III, Books XVII-XXIV. Oxford: Clarendon Press, 1992. ISBN 0-198-1814048-7. Reviewed by Claude Calame -- Lausanne A la plainte d'Aphrodite que Diomede vient de blesser dans le feu du combat de l'Iliade, la divine Dione replique par un conseil de resignation: les exemples sont multiples de dieux frappes par les mortels. Tel fut par exemple Ares enferme dans une jarre de bronze par Otos et Ephialtes, les fils d'Alcoeus (Hom. Il. 5. 381-91). Nul ne s'etonnera que, deja dans l'Antiquite, les commentateurs aient exerce leurs sagacite pour expliquer ce paradigme mythologique laconique; une allusion dans l'Odyssee (11. 105-20) l'eclaire a peine. Des commentaires transmis par le Townleianus ou par le Codex Burney aux explications donnees par G.S. Kirk, les tentatives n'ont donc pas manque pour en rendre compte: soit que la punition imposee a Ares ait ete mise en relation avec le meurtre d'Adonis et la vengeance d'Aphrodite, soit que l'enfermement dans le pithos ait ete rapproche de la tradition legendaire du Proche-Orient<<1>>. Mais la scholie dite de Didyme a ce passage nous lance un avertissement: Aristarque aurait conseille aux lecteurs de tels passages homeriques de les accepter comme "mythes", c'est-a-dire comme des recits poetiques, conformement a la licence accordee au poete; il aurait ajoute la recommandation de ne point les retravailler avec un zele excessif, a l'ecart de ce qui est dit par Homere lui-meme. Il convient donc, commente le scholiaste, de se laisser convaincre par les anciennes traditions (PALAIAI\ PARADO/SEIS). Ce conseil est sans doute plus proche de l'attitude reellement pronee par Aristarque que le celebre principe *O(/MHRON E)C *O(MH/ROU SAFHNI/ZEIN qu'on attribue abusivement au savant alexandrin a partir d'un fragment des Questions homeriques de Porphyre (p. 297. 16 Schrader) <<2>>. Ceci pour dire que le commentaire est une t!xnh, un art dont certaines regles semblent avoir ete l'objet d'une reflexion dans l'Antiquite, mais dont l'epistemologie s'est etrangement effacee a l'epoque moderne. Objet d'une renaissance avec le developpement de l'erudition academique du XIXe siecle, l'art du commentaire a aussi ete profondement marque par le positivisme scientiste de l'epoque, et ceci jusqu'a nos jours. Sans etre a l'evidence son unique merite, ce n'est pas le moindre interet de la traduction anglaise du commentaire a l'Odyssee promu par la maison d'edition Mondadori dans la collection de la Fondazione Lorenzo Valla que d'engager une reflexion sur le statut du commentaire. L'abandon du texte (pourtant retravaille) et de la traduction offerts dans l'edition originale (Milano 1985 et 1986) ont en effet provoque le regroupement dans ce troisieme volume des commentaires dus a Joseph Russo (chants 17-20), a Manuel Fernandez-Galiano (21-22) et a Alfred Heubeck (23-24). Pour resumer et pour simplifier, on dira que trois lignes interpretatives bien marquees et non convergentes sont representees par les trois commentateurs: 1. une conception attentive au caractere narratif specifique d'une litterature de tradition orale; 2. une perspective "analyste" portee a distinguer dans la redaction de l'Odyssee la main de deux poetes; 3. une approche "unitariste" presupposant une redaction ecrite soumise a la volonte d'un seul auteur, concepteur general de l'ensemble du poeme. Precisons: la these analyste traversant le commentaire des livres 21 et 22 par M. F.-G. n'est pas nouvelle. A la suite des travaux de P. von der Muehll et de W. Schadewaldt, cette these est meme presentee par l'erudit espagnol comme generalement admise: "It is now widely accepted that the poem had two main authors: the original poet whom critics call A, and one or more later poets known collectively as B, who reworked A's nucleus to lengthen the poem and give the adventures a more modern slant" (p. 131). Quels sont des lors les criteres pour distinguer la main de B de celle de A? Au mieux un critere de coherence narrative, au pire (et c'est le cas le plus frequent) des criteres d'ordre esthetique. Exemples: l'anticipation narrative de 21.98-100 n'est pas jugee necessaire alors que les vers 106-10 semblent tout simplement "etranges", sinon "maladroits" (p. 132). Si dans l'echange entre mere et fils qui precede le massacre des pretendants, les vers 350-3 sont dits deriver de l'Iliade (adresse d'Hector a Andromaque) et sont par consequent mis en doute, les vers 356-8 sont en revanche juges "excellents" parce que le sommeil envoye a Penelope par la divinite est juge necessaire au deroulement de l'histoire (p. 133 et 190). Et dans l'amalgame cher a un certain historicisme entre anciennete et superiorite, A, plus originaire, ne peut etre que meilleur que B. La these est poussee a l'absurde dans l'introduction au chant 22 (p. 207-10): avant meme le travail du poete A visant a faire de l'affrontement entre Ulysse et les pretendants un combat de style iliadique et avant la reelaboration de B introduisant dans l'intrigue des personnages secondaires comme Eumee ou Melanthos, on presuppose une version primitive du "mythe" dans laquelle les pretendants etaient simplement abattus par des fleches! Comme si le plus ancien devait etre non seulement meilleur, mais aussi plus simple. Le commentaire confie a A. H. se fonde donc sur une these diametralement opposee. Seul un poete unique est cense etre capable d'avoir con u "le projet genial" de l'Odyssee, soit celui de tisser parallelement deux fils narratifs qui, deroules en des lieux differents, viendront converger pour se confondre a l'issue de l'intrigue. Consideree comme nouvelle par rapport a celle qui sous-tend l'intrigue de l'Iliade, cette conception ne peut etre reconduite qu'a "la force inventive" d'un individu-auteur<<3>>. Presentee dans l'introduction generale au premier volume du commentaire, elle n'echappe pas non plus a la petition de principe fondee sur un jugement de valeur esthetisant. Auteur unique ou pas, la these prend neanmoins de la consistance quand elle est confrontee aux fleuves d'encre (voir la bibliographie - recente - citee p. 313-4) qu'a suscites l'enigme de la fin de l'oeuvre, nee d'une remarque attribuee aussi bien a Aristarque qu'a Aristophane de Byzance. D'apres les scholies, les editeurs alexandrins d'Homere situaient en 23.296 le terme de l'Odyssee: une Odyssee qui s'acheverait donc au moment ou Euryclee conduit les epoux dans leur chambre nuptiale ou leur union retrouve, apres le massacre des pretendants, sa "legitimite"; une Odyssee qui nous priverait donc de la scene de reconnaissance avec Larte, de la seconde Nekuia et de la scene du retablissement de l'ordre civique et militaire a Ithaque; une Odyssee qui pudiquement soustrairait a notre regard la scene d'amour des vers 300-43 et a notre oreille les confidences narratives d'Ulysse a son epouse retrouvee. En vue de refuter ce terme premature, le commentateur laisse de cote l'argument du projet poetique mene a bien par le genie d'un individu. Le raisonnemement se porte desormais sur l'articulation syntaxique du passage (OI( ME/N au v. 295 requiert une suite), sur l'inference historique (pour se preter a de telles manipulations, les editions utilisees par les Alexandrins devaient deja comporter 24 livres), sur la lecture des scholies (qui montrent qu'Aristarque aussi bien qu'Aristophane ont aussi inclus dans leurs commentaires les vers successifs; p. 343-4). Mais au-dela d'apparentes differences linguistiques et stylistiques, l'argument decisif est d'ordre structural: les evenements racontes dans le chant 24 sont annonces a plusieurs reprises, explicitement ou implicitement, dans le reste de l'oeuvre qui par consequent presuppose cet achevement (p. 353-4). La deuxieme descente aux enfers permet notamment de completer la confrontation d'Ulysse avec le destin de la maison d'Agamemnon expose aux livres 1, 3, 4 et 9 (p. 357). La rencontre avec Larte est annoncee et preparee en 16.138 et 22.137-40 (p. 382). Enfin la confrontation avec les allies des pretendants permet a l'assemblee des gens d'Ithaque de repondre a celle de 2.1-259, de meme que le dialogue entre Zeus et Athena repond a celui qui ouvre l'Odyssee en 1.22-95 (p. 403). S'il n'est pas fonde sur le sentiment implicite d'un equilibre architectural normatif, l'argument structural a cet avantage de pouvoir etre formule independamment de la question de l'auteur du poeme. C'est le merite de J. R. d'avoir deliberement choisi pour guider son commentaire la conception d'un texte issu d'une tradition orale parfaitement controlee par un matre en narration et destine a une communication orale, avec les quelques incoherences mineures que cela peut impliquer (p. 14-6). L'approche en consequence sera narrative et, centree sur la motivation de l'intrigue, elle sera sensible a ses aspects psychologiques. En somme, la perspective sera aristotelicienne: "[Comme dans l'Iliade et l'Odyssee,] l'intrigue, qui est representation d'action, doit l'etre d'une action unique et complete; les parties qui constituent les actions doivent etre disposees de telle sorte que, si l'une d'entre elles est deplacee ou supprimee, l'ensemble soit desarticule et bouleverse" (Poet. 8, 1451a 29-34). Il est ainsi possible de montrer que la decision desesperee de Penelope d'organiser le concours pour son propre remariage ne fait qu'accrotre la tension narrative face a la prophetie de Theoclymene quant a la presence d'Ulysse a Ithaque (17.156-61), face a l'annonce par Ulysse deguise de son retour imminent (19.270-307), face a la reconnaissance du heros par Euryclee (19.392-5), face enfin au reve oraculaire de Penelope, dont l'interpretation est confirme par Ulysse lui-meme (19.534-58). Au-dela de l'indeniable epaisseur psychologique de Penelope en tant qu'actrice du recit, au-dela du subtil entrelacs de pespectives contrastees sur l'action que representent les differentes rencontres dans le palais d'Ithaque, il convient de ne pas oublier que ces personnages de papier sont manipules par le narrateur omniscient; dans ce cas precis. celui-ci partage son savoir avec l'auditeur. Il n'est sans doute pas necessaire de recourir, pour expliquer le comportement de Penelope, a une conscience diffuse de la presence d'Ulysse (p. 10 n. 8 et 105). Recevant sa pleine justification sur le plan du deroulement d'une intrigue fort bien menee, seule la decision de Penelope d'organiser le concours et sa confidence a l'hote d'un soir peuvent rendre compte de l'extraordinaire soliloque ou l'on voit les agissements des pretendants stimuler a nouveau la m0tiw du heros, puis de son bref dialogue avec Athena (20.5-53) et de toute l'action qui s'en suit. Chaque commentateur a ses tics. A J. R. on pourra reprocher d'etre souvent timore a l'exces. A propos du reve de Penelope (19.535-58; p. 102-4), on aurait pu attendre au moins une reference a la typologie des reves donnee par Artemidore (1. 2) et une note sur le fait que c'est la protagoniste meme du reve qui en donne l'interpretation comme chez Apollonios de Rhodes, 4.1731-45. Du type du XRHMATISMO/S, du songe oraculaire, le reve de Penelope pourrait des lors entretenir une relation avec la porte des cornes par l'intermediaire d'Apollon, maitre a Delos de l'Autel aux Cornes<<4>>. Le commentaire du jeu de mot sur le nom d'Ulysse (*O)DUSSEU/S) par reference au verbe O)DU/SSASQAI en 19.407 (p. 97) aurait au moins merite la mention des passages ou le meme nom propre est au contraire associe avec O)DU/RESQAI, 'se plaindre' comme en 5.160. Et il faut surtout signaler a ce propos le passage de 1.55 ou est actualise le meme jeu de mot alors qu'en 1.62 (et non pas 67), le nom d'Ulysse est associe au contraire avec tdfssasyai! Il en va du role narratif assume par les jeux de mot etymologisants sur les noms propres tels qu'il se developpe dans toute la litterature grecque<<5>>. On regrettera que F. G. se contente souvent de remarques que l'on attendrait plutot dans un commentaire destine a une lecture scolaire de l'Odyssee. A propos de 21.34-40 (p. 152), ni les references donnees aux pronoms, ni l'equation "fils de Zeus = Heracles" ne contribuent a la comprehension des qualites specifiques de l'arc qui va tuer les pretendants et de sa relation avec les exploits heroques du fils d'Alcmene. Et les remarques sur les alternances dans l'usage des mots pour designer la fleche (21.423; p. 203) ou le casque (22.102; p. 241) avec les epithetes qui qualifient ces termes ne presentent aucun interet si elles ne sont pas mises en relation avec l'histoire archeologique des objets ainsi designes ou, mieux encore, avec les valeurs semantiques que ces termes assument dans leur contexte specifique d'utilisation<<6>>. A la limite, ne pourrait-on pas tirer de cet emploi alterne de termes differents avec de probables references historiques differenciees des conclusions quant a la these, defendue par le commentateur, de l'existence de deux redacteurs A et B? Enfin, dans la partie redigee par A. H., on s'etonnera de la presence frequente de formules esoteriques telles, pour 23.254, "254b-5 = IV 294b-5 = Il. XXIV 635b-6", ou, pour 22.289-90, "290b = XIX 48b; Il. XVIII 492b" (p. 341-2). Explicitees, ces equations auraient pourtant pu conduire a des reflexions fort utiles sur la technique formulaire du poete, en rapport ou non avec le contexte d'utilisation de ces formulations repetees<<7>>. Par ailleurs, une attention par trop focalisee sur les realia empeche le commentateur d'envisager la signification connotative de l'objet commente en relation avec sa representation textuelle. Dans le passage objet des equations mentionnees, le rapprochement entre le drap etendu sur le lit qui va reunir Ulysse et Penelope (23.290) et les couvertures qui couvrent le meme lit conjugal (23.180) devrait moins rappeler le sens empirique du FA=ROS ou du XI/QWN mentionnes au vers 155 dans un contexte different (p. 328-9) que les representations iconographiques du couple "sous le meme manteau"; la signification sexuelle et amoureuse de ces scenes eclaire singulierement la portee de la description homerique. Dans ce domaine, les Archaeologia Homerica sont helas de peu d'utilite<<8>>. Avec ce troisieme volume de la traduction anglo-saxonne d'un commentaire du a une initiative editoriale milanaise s'acheve un juste retour: c'est la reconnaissance, a travers une entreprise internationale, de l'esprit d'ouverture et de la fecondite genereuse de la philologie italienne contemporaine. Et contrairement aux volumes recents publies dans notre domaine par Oxford University Press, les Anglais ont produit pour cet ouvrage des volumes dignes dans leur fabrication de la presentation soignee et agreable des volumes de la Fondazione Valla. Sans doute aurait-on pu attendre davantage de coherence et donc de collaboration entre les auteurs de cette entreprise collective; elle nous invite en tout cas a beaucoup de modestie quant aux pretentions a l'objectivite de l'art de la philologie<<9>>. NOTES 1 Sch. bT ad Il. 5. 385 (II, p. 60 Erbse); G.S. Kirk, Myth. Its Meaning and Function in Ancient and Other Cultures (Berkeley, 1970) 195 et 200-1. 2 Voir a ce propos les remarques pleines de prudence de R. Pfeiffer, History of Classical Scholarship. From the Beginnings to the End of the Hellenistic Age (Oxford 1968) 225-7. 3 Cette conception est encore celle que defend J. Latacz par exemple dans Homer. Der erste Dichter des Abendlandes (Muenchen - uerich 1989, ed. 2). 4 Voir a ce sujet les reflexions fondamentales de E.R. Dodds, The Greeks and the Irrational (Berkeley - Los Angeles 1959), 105-17, avec les mises au point de G. Guidorizzi, "Sogno e funzioni culturali", in G. Guidorizzi (ed.), Il sogno in Grecia (Roma - Bari 1988) VII-XXXVIII, et de C. Brillante, Studi sulla rappresentazione del sogno nella Grecia antica (Palermo 1991) 31-4. 5 Cf. E. Risch, "Namensdeutungen und Worterklaerungen bei den aeltesten griechischen Dichtern", in Eumusia. Festgabe fuer E. Howald zum 60. Geburtstag (Erlenbach - Zuerich 1947) 72-91, et les nombreuses propositions de G. Nagy, The Best of the Achaeans. Concepts of the Hero in Archaic Greek Poetry (Baltimore, 1979) passim; pour le role narratif de ces jeux etymologisants voir l'etude que j'ai presentee dans Le recit en Grece ancienne. Enonciations et representations de poetes (Paris 1986) 153-161. 6 Voir les mises au point recentes de I. Morris, "The Use and Abuse of Homer", Class. Ant. 5 (1986) 81-138, et de K.A. Raaflaub, "Homer und die Geschichte des 8. Jh.s v. Chr.", in J. Latacz (ed.), weihundert Jahre Homer-Forschung. Rueckblick und Ausblick (Stuttgart - Leipzig 1991) 205-256. 7 On peut renvoyer de ce point de vue aux bonnes precisions de R.B. Rutherford, Homer: Odyssey. Books XIX and XX (Cambridge 1992) 47-50 (cf. BMCR 3. 5 (1992) 407-409!). 8 Cf. G. Arrigoni, "Amore sotto il manto e iniziazione nuziale", QUCC 44 (1983) 7-56, et G. Koch-Harnack, Erotische Symbole. Lotosbluete und gemeinsamer Mantel auf griechischen Vasen (Berlin 1989) 136-52. 9 Pour une breve histoire de ces pretentions, voir B. Gentili, Poesia e pubblico nella grecia antica da Omero al V secolo (Roma - Bari 19892) 297-312. L'edition italieene du commentaire presente ici a evidemment ete elle-meme l'object de comptes-rendus; on trouvera un bon resume critique des theses choisies par les trois auteurs de sa partie finale dans le compte-rendu de M.M. Wilcock, CR 102 (1988) 1-4, et une serie de remarques de detail pertinentes dans celui de R. Janko, JHS 108 (1988) 218-19.